La vie au refuge

Durant trois mois, de mi juin à mi septembre, je vous accueille dans ce petit nid d'aigle. Aux temps forts de la saison, de mi juillet à mi août je suis secondée par une aide gardienne. Voici le petit déroulement d'une journée au cours de laquelle, au fil des heures, je gère les appels téléphoniques et les réservations faites sur internet.:
Réveil trois heures lorsque les alpinistes partent pour des courses d'envergure. Trois heures trente, je leur sers le petit déjeuner. Je me recouche parfois mais le plus souvent je travaille en cuisine: moment de sérénité, le refuge est silencieux. Lentement la nuit cède du terrain et le soleil souvent me propose des couleurs superbes sur les sommets avoisinants. Le moment vient de servir le petit déjeuner aux randonneurs. Agitation des départs, puis le calme revient mais le travail va s'accélérer. Il faut aérer les dortoirs, les remettre en état, laver les sanitaires, passer le balai et la toile dans l'ensemble du refuge, préparer la soupe et les desserts du soir ainsi que les paniers repas qui ont été commandés. J'accueille au fil de la matinée quelques randonneurs. Onze heures trente déjeuner rapide. A partir de midi le service occupe tout mon temps.
L'après midi se déroule souvent sans un temps mort: préparer le plat principal, servir les randonneurs de passage, accueillir ceux qui dormiront ce soir, présenter le massif, renseigner. A dix neuf heures le dîner est servi. Après le repas vient la vaisselle, aidée parfois par les guides, les AMM, ou les randonneurs. Préparation du petit déjeuner du lendemain avec, comme entre-acte, le spectacle depuis le col du coucher de soleil souvent somptueux. Les groupes restent longuement dehors après cette apotéose jusqu'à ce que, gentiment, le froid les incite à rentrer. Vingt et une heures trente extinction des feux. Le refuge retrouve son silence. Demain sera une nouvelle journée.
Il me revient des souvenirs: Moments d'inquiétude: 19 heures le repas est servi, il manque un groupe de deux adultes et deux enfants. Pourtant il fait beau. Leur téléphone portable ne répond pas. Sont-ils descendus directement ? Ont-ils écourté depuis le dernier refuge ? Coup de téléphone à ce dernier: ils sont bien partis ce matin, mais depuis pas de nouvelles. Appel au PGHM (Peloton de Gendarmerie de Haute Montagne). Sont-ils à l'heure actuelle au restaurant dans la vallée ou ont-ils eu un problème? Attendre encore un peu... De toute manière dans une demi heure il fait nuit. Deux petites lumières enfin dans le cirque, ce sont forcément eux... Ils seront là dans une petite heure. La salle s'est vidée, attente, leur repas est tenu au chaud. Les voilà! Appel au PGHM et au précédent refuge: tout va bien. Ils sont un peu surpris par tant de sollicitude, ils ont glissé sur les névés, se sont rafraîchis dans les torrents, ont perdu les cairns dans le cirque, éteint le téléphone portable pour économiser la baterie, puis les enfants ont eu faim et ont refusé d'avancer. Voyant le refuge, ils ont voulu couper droit et sont trop descendus. L'inquiétude s'apaise, la fatigue s'est un peu accrue.
Moments de bonheur quand un saxophoniste par une nuit parfaite joue dehors à la lune qui se lève, ou quand, par une nuit de tourmente, un artisan, doué en tout, joue de la guitare à la perfection à la chaleur du poêle pour quatre randonneurs sous le charme. Joie et bonne humeur aussi quand un jeu de société, une après midi de pluie, regroupe petits et grands dans de grandes parties de rires.
Le métier de gardien de refuge est physiquement éprouvant, imposant un certain mental pour tenir sur la durée, et une maîtrise de soi permettant de gérer quand il le faut des situations de stress. C'est un métier paradoxal où alternent des journées de folle activité et des périodes de mauvais temps où l'on se retrouve seule, face au silence et au brouillard ou au crépitement de la pluie. C'est un métier aux multiples facettes. C'est d'abord la gestion d'une petite entreprise de services dont toutes les contraintes sont majorées par l'altitude et l'isolement. Il faut savoir être un peu plombier, électricien et être surtout efficace en système D, mais aussi psychologue, infirmier, maillon actif au sein du réseau du massif.

Mais c'est surtout un métier d'une extraordinaire richesse humaine. Guides, AMM, montagnards expérimentés avec lesquels on partage la même passion pour la haute montagne, et l'envie impérieuse de faire connaître cette richesse incomparable. Habitants de la vallée qui montent jusqu'au refuge pour retrouver leur "chez eux" qu'ont partagé avant, leurs pères et leurs anciens. Ils racontent sans fin les histoires du massif et qui donnent au lieu une épaisseur et une âme: au gardien de savoir transmettre à ses hôtes. Randonneurs expérimentés, qui savent tout du fonctionnement des refuges, arrivant dans les temps et dégustant leur boisson. Et puis la joie d'accueillir ceux qui montent au refuge pour la première fois ou qui vont effectuer leur première itinérance. Le gardien est là pour le renseignement, le conseil. Joie dans l'oeil des enfants en liberté autour du refuge, jouant à trappe-trappe ou au bachal. Randonneurs solitaires, parfois âgés, portant souvent une longue histoire. Coureurs modernes qui traversent le champ visuel comme des flèches ou qui s'abreuvent très rapidement avant de poursuivre leur étape.

Soyez les bien venus dans ce monde à part qui a d'ailleurs ses codes. Aux heures creuses de la journée, le refuge est un lieu de repos. N'entamez pas une visite des lieux, des randonneurs peuvent être en train de dormir. Dans le sas d'entrée déposez vos sacs piolets et bâtons et changez vos chaussures avec les sabots mis à disposition. Il ne trainent pas de terre, ne marquent pas le sol et sont plus silencieux. Les gardiens ont généralement une seule pièce privée à leur disposition: leur chambre. Merci de respecter cette intimité qui leur est précieuse. La cuisine est un lieu de travail soumis à des normes d'hygiène. N'y entrez pas si vous n'y avez pas été invité, et même si la disposition des lieux, au refuge du Grand Bec, est tentante, ne la traversez pas.
Enfin si à votre arrivée le refuge vous parait étrangement vide, ne soyez pas étonné: la gardienne est montée se reposer quelques instants, mais elle connaît son refuge, elle vous a déjà entendu, elle arrive.